LE NON-SOI
Sabbe samkhârâ aniccâ
Sabbe samkhârâ dukkhâ
Sabbe dhammâ anattâ (14)
Ce qui signifie : Toutes les choses
composées sont impermanentes, toutes les choses composées sont souffrances
(ou insatisfaisantes), et tous les dharmas (15) sont dépourvu d’un
soi.
Ces trois vers sont appelés " trilakshana ",
c’est-à-dire les trois signes distinctifs du Dharma, que l’on appelle
communément les " Trois Sceaux du Dharma ", vu leur grande importance :
ils synthétisent à eux seuls toute la doctrine du Theravada.
Récemment, le Vénérable Thich Nhât Hanh a
contesté cette définition. Selon lui, les Trois Sceaux du Dharma sont en
fait ce qu’il est convenu d’appeler les Trois Portes de la Libération
(Trivimoksha), c’est-à-dire la Vacuité (Shunyata), l’Absence de Forme
(Animitta), et l’Absence de Désir (Apranihita). Il explique ces notions en
détail dans le cadre de sa traduction et de son commentaire du " Soutra du
Sceau du Dharma " (16) .
Le but de ce live est de traiter de la
notion de Non-Soi, or les bouddhistes connaissent en général cette notion
sous le nom des " Trois Sceaux du Dharma " ou Trilakshana.
Si vous partagez l’opinion du Vénérable
Thich Nhât Hanh et considérez que les Trois Sceaux du Dharma ne sont rien
d’autre que les Trois Portes de la Libération, c’est votre droit, mais
dans cet ouvrage, je m’en tiendrai à l’interprétation traditionnelle qui
considère Trilakshana comme étant les Trois Sceaux du Dharma.
Essayons maintenant d’analyser brièvement
ces trois vers.
* Sabbe Sankhâra
aniccâ, " Tous les composés sont impermanents ".
Les choses composées sont toutes les choses
qui apparaissent par la réunion des causes et des conditions karmiques.
Toutes ces choses sont impermanentes, c’est-à-dire qu’elles changent et se
transforment sans cesse, qu’elles apparaissent et disparaissent.
La plupart des bouddhistes savent et
acceptent que la vie est impermanente. Savoir que l’impermanence existe et
le comprendre en profondeur sont deux choses différentes. D’habitude, nous
n’avons pas clairement conscience de l’impermanence, et nous ne réalisons
vraiment l’impermanence des choses que lorsqu’un accident, une maladie ou
un décès survient dans la famille. C’est le type d’impermanence que le
bouddhisme qualifie de " subite ".
Comprendre cette forme d’impermanence est
déjà très utile, car cette prise de conscience est pour beaucoup le déclic
qui les pousse à s’orienter vers la vie religieuse.
Il existe cependant une forme d’impermanence
plus subtile que vous devriez contempler et que l’on appelle "
l’impermanence de l’instant " (ksana (17) ), c’est-à-dire le changement,
la transformation, ce qui nait et meurt à chaque seconde, à chaque
instant.
Chaque geste, chaque pas, chaque
respiration, chaque parole est semblable au mouvement des aiguilles d’une
montre qui ne s’arrête jamais (sauf s’il n’y a plus de pile) : tout est
impermanent.
Nous pouvons parler de l’impermanence en
croyant la comprendre, mais au plus profond de nous, nous chérissons
l’opinion contraire : nous tenons les choses pour durables, stables,
inchangées, non soumises à la naisssance et à la mort. Nous considérons
que l’adolescent d’aujourd’hui est la même personne que le gamin d’il y a
dix ans, et nous imaginons que dans vingt ans, la jeune femme que nous
venons d’épouser sera toujours aussi jolie. Ainsi nous ne cessons de nous
accrocher aux choses, de les solidifier, comme si elles ne devaient jamais
changer. Il nous semble impensable que notre ennemi d’aujourd’hui puisse
devenir notre ami de demain et nous sommes persuadés que nous aimerons
toujours celle qui nous est si chère en ce moment.
La vie est extrêmement fragile : nous
pouvons mourir demain, peut-être même ce soir, et pourtant, nous sommes
tellement persuadés que nous allons vivre longtemps que nous n’épargnons
pas notre peine pour travailler et trouver l’argent qui nous permettra
d’acheter une maison, d’ouvrir un commerce, de profiter de la vie,
etc...
L’impermanence est la vraie nature des
choses, mais nous nous berçons d’illusions quant à leur permanence. La
tradition bouddhiste appelle " Ignorance " cette compréhension erronée.
Ignorance signifie ici ne pas voir la vérité. Une métaphore pourrait
illustrer cet état d’ignorance qui est le nôtre : ne sachant pas que l’eau
de mer est salée, nous en buvons en croyant qu’elle nous désaltérera. La
première gorgée n’ayant pas épanché notre soif, nous en buvons encore.
Plus nous buvons, plus nous avons soif, jusqu’à ce qu’en définitive, nous
mourrions .... la gorge sèche !
L’ignorance est la source de toutes les
souffrances. C’est à cause d’elle que nous ne voyons pas la réalité. Nous
ne nous rendons pas compte de la nature impermanente des choses, et en
conséquence nous nous faisons souffrir et nous faisons souffrir autrui.
Par contre, si nous parvenons à voir l’impermanence, notre attitude
vis-à-vis des choses va changer : l’ami d’aujourd’hui pourra demain
devenir un ennemi qui nous insulte sans que cela ne provoque notre colère,
si quelqu’un nous nuit aujourd’hui mais vient s’excuser le lendemain, nous
serons prêts à lui pardonner, et si un proche quitte ce monde, nous ne
seront pas tristes.
Si quelqu’un fait notre éloge, nous n’en
éprouverons pas de joie. Ayant pris profondément conscience de
l’impermanence, nous ne nous accrochons plus aux choses, nous ne sommes
plus pareils à des marionnettes, jouets des circonstances : nous vivons
dans la sérénité, la joie et le détachement.
* Sabbe Samkhâra
dukkhâ - tous les composés sont souffrance.
Ce vers extrêmement concis et riche de sens
mérite explications et commentaires. Textuellement, cela signifie que
toutes les choses qui apparaissent par le jeu des causes et conditions
sont souffrance.
Je ne sais quelle est votre opinion à propos
de cette affirmation, mais je ne suis personnellement pas d’accord. Une
table est une chose composée, qui apparait par la conjonction de causes et
de conditions, mais une table ne souffre pas ! Qu’on la découpe en
morceaux ou qu’on la brûle, elle ne hurlera jamais de douleur ! Et je
pourrais citer tant d’autres choses : une maison, une porte, une voiture,
.... toutes pourtant conditionnées.
La souffrance est une sensation éprouvée par
les êtres sensibles, et les choses inanimées comme les maisons, les
portes, les voitures, les tables, les chaises, les nuages et la pluie sont
dépourvues de sensations et ne peuvent donc éprouver ni le bien être ni la
souffrance.
Le mot " sankhâra " ne désigne selon moi que
les êtres sensibles. Ce qui " compose " les êtres sensibles, et plus
particulièrement les êtres humains, ce sont les cinq agrégats. Ce sont les
éléments constitutifs de ce que nous appelons un être humain. Ils sont par
nature impermanents, changeants, sujets à la naissance et à la mort. C’est
justement à cause de leurs constantes transformations qu’ils sont un
terrain de prédilection pour le développement de la souffrance. C’est ce
que l’on nomme la souffrance liée aux Cinq Agrégats (pancûpâdânak-khandâ
dukkhâ) ou la souffrance de ce qui est composé (sankhâradukkhâ).
Comme je l’ai mentionné au début de ce
livre, si la souffrance n’existait pas, il n’y aurait pas de Bouddhisme,
puisque le Bouddhisme est la voie qui libère de la souffrance ! Et
pourtant, bien des gens n’ont pas encore réalisé ce fait. Nous avons vu
que la souffrance peut être subdivisée en trois ou huit types, mais nous
n’allons distinguer ici provisoirement que deux formes de souffrances : la
souffrance psychique et la souffrance physique.
Parmi les huit types de souffrances
énumérées plus haut, trois concernent la souffrance psychique (la
souffrance de la séparation d’avec ceux qu’on aime, la souffrance de la
non-réalisation de nos désirs et la souffrance de la rencontre avec des
êtres indésirables), trois concernent la souffrance physique (la
naissance, la vieillesse et la maladie), et deux peuvent concerner aussi
bien le corps que l’esprit (la mort, et la souffrance liée aux 5
agrégats).
Si vous êtes un pratiquant de haut niveau
n’éprouvant plus ni haine ni attachement ni désir pour quoi que ce soit,
vous pouvez vous vanter de ne plus être concerné par la souffrance
!
Mais il ne s’agit seulement que de la
souffrance psychique.
Ou peut-être êtes-vous né dans une famille
riche, jouissez-vous d’une bonne santé et d’un tempérament insouciant ?
Mais je vous conseille de ne pas trop vite vous vanter de ne pas connaître
la souffrance, car vous profitez sans doute maintenant du fruit de vos
actions vertueuses du passé. Soyez très prudent, car vous êtes en train de
consumer votre capital de chance et de bonheur !
Quoi qu’il en soit, il vous sera bien
difficile d’échapper à la souffrance physique, et tout particulièrement au
vieillissement et à la mort. Même le Bouddha et les Arhats n’ont pu les
éviter. Avant d’entrer en Nirvana, le Bouddha lui-même a souffert de
maladie. Si vous avez étudié la médecine ou les sciences naturelles, vous
pourrez le confirmer. Le corps humain, en dehors des 32 sortes de viscères
répertoriées dans les soutras, comme le coeur, le foie, les poumons, ...
est constitué de milliers de millions de cellules différentes, sans
compter les innombrables virus et bactéries qui vivent dans l’intestin ,
l’estomac, etc... Lorsqu’une cellule se multiplie de façon désordonnée,
nous tombons malades. Par conséquent, nous avons des centaines de milliers
d’occasions de tomber malade. Si vous êtes encore en vie et en bonne santé
aujourd’hui, réjouïssez-vous en, car c’est une grande chance. Rendez-en
hommage aux Trois Joyaux et remerciez les !
Tomber malade est très pénible : nous
éprouvons de la difficulté à manger et nous sommes accablés par la
douleur. La maladie est en outre un grand obstacle pour le pratiquant,
l’empêchant de réciter les soutras, de s’asseoir en méditation , d’étudier
le Dharma, etc...
Il n’a d’autre occupation que d’aller voir
le médecin, rester couché et endurer la douleur.
" Il vaut mieux prévenir que guérir
", aussi, c’est maintenant que nous sommes en bonne santé, que nous avons
l’esprit clair, qu’il nous faut pratiquer et cultiver la vertu, source des
bienfaits. N’attendons pas d’être malades pour nous rendre au temple et
prier les Bouddhas pour qu’ils nous rendent la santé.
* Sabbe Dhammâ
anattâ - tous les dharmas sont dépourvus d’un Soi.
La doctrine Theravada explique cette phrase
comme signifiant qu’aucun phénomène n’est l e " Je ", qu’aucun phénomène
n’appartient au " Je " et qu’aucun phénomène n’est l’essence du " Je
".
Beaucoup d’érudits Mahayanistes s’accordent
avec cette interprétation. Cette conception ne semble combattre que
l’attachement au " Je " d’un être sensible, sans entrer en profondeur dans
la nature des phénomènes.
On peut comprendre cette phrase comme
signifiant que les phénomènes sont dépourvus d’un soi inhérent,
c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de nature propre fixe ou définie.
La Mahayana a développé par la suite le
principe de la Vacuité à partir de la notion de Non-Soi, et il a élargi le
concept de phénomène qui n’est plus dès lors limité aux seuls êtres
sensibles.
Ce troisième vers n’utilise plus le terme "
composés " (Sankhâra), mais bien le terme " phénomènes " (dhamma), qui a
un sens plus large, englobant aussi ce qui n’est pas composé.
" Sankhara " désigne tout ce qui est
constitué de parties, tout ce qui est conditionné, alors que " Dhamma "
comprend à la fois ce qui est conditionné et ce qui ne l’est pas . Ce qui
n’est pas conditionné n’est soumis ni à la naissance ni à la mort comme
par exemple la nature de Bouddha, le Nirvana ou la véritable nature des
choses " telles qu’elles sont " (tathâta).
Comme ce livre a pour objectif de parler du
Non-Soi afin d’éliminer notre attachement au " Je ", je propose de limter
provisoirement le sens du mot " Dhamma " à un objet concret et précis :
l’être humain.
Que l’être humain soit dépourvu de nature
propre signifie qu’il n’a pas de " Soi ou Je ". Nous sommes tous des
hommes, et par conséquent, nous n’avons pas de " Je ". Mais si nous
n’avons pas de " Je ", qu’avons-nous donc ?
Pour pouvoir comprendre ce qu’est le
Non-Soi, nous devons préalablement clarifier la notion de " Soi ". Nous
devons d’abord comprendre clairement ce qu’est le " Je " avant de pouvoir
comprendre sa non-existence. Vous vous souviendrez qu’au chapitre III
traitant de l’origine de la souffrance, je vous ai invités à remonter le
cours de vos pensées jusqu’au mur de l’impasse, c’est-à-dire jusqu’à
l’interrogation " Qui est ce ‘Je’ ? ".
Cette question peut paraître insignifiante,
pourtant elle est d’une importance capitale !
Si vous ignorez qui vous êtes, vous serez
incapables de faire quoi que ce soit. Si quelqu’un vous demande qui vous
êtes et que vous répondez que vous n’en savez rien, on vous prendra pour
un fou. C’est pourquoi vous répondez d’habitude : " Je suis Michel Dupont.
Je suis directeur, ingénieur, médecin " ou que sais-je. Une telle réponse
vous rassure et satisfait tout le monde. Mais êtes-vous vraiment ce que
vous venez d’énoncer ? Ce ne sont que des étiquettes sociales que vous
empruntez momentanément, mais en soi, vous n’êtes aucune d’elles !
D’un point de vue bouddhiste, il vous sera
tout aussi difficile de progresser si vous ignorez qui vous êtes. Si vous
pensez être le Vénérable X, le Président d’Association Y ou le Docteur Z,
c’est encore bien plus dangereux, car si vous identifiez votre " Je " de
la sorte, il vous faudra une magnifique pagode, une grande association qui
regroupe beaucoup de monde, et de vastes assemblées qui soient dignes de
l’étiquette que vous avez collée sur votre " Je ".
En dehors du " je ", il y a aussi ce qui "
appartient au je ", comme " mes " enfants, " ma " femme, " ma " maison, "
ma " pagode, etc... Toute votre vie, vous n’avez cessé d’accumuler du
karma, de travailler dur et de vous serrer la ceinture pour satisfaire les
exigences du " Je " et de " ses possessions ", mais en définitive,
vous quitterez cette vie les mains vides, vous ne pourrez emporter avec
vous le moindre mérite. N’est-ce pas frustrant et idiot?
Revenons à la question " Qui suis-je ? ". A
mon avis, la question " Que suis-je ? " serait plus
pertinente.
" Je " suis un être humain. Comme vous le
savez sans doute, un être humain est constitué de cinq agrégats. Chaque
fois que ces 5 agrégats sont réunis, nous appelons cette combinaison un
être humain.
Selon la doctrine du Theravada, l’être
existe réellement, mais le " Je " n’existe pas, n’étant qu’une étiquette
conventionnelle, un " nom provisoire ". L’Ecole de la Voie du Milieu
(Madhymika) a développé par la suite la doctrine de la Vacuité (sunyata)
selon laquelle l’être humain lui-même n’a d’autre existence que celle
d’une convention formelle, d’un " nom désigné ". Mais laissons
provisoirement de côté la doctrine de la Vacuité pour ne nous occuper que
de la doctrine du Non-Soi du Theravada, car l’assimilation de celle-ci est
déjà d’une grande utilité.
En fait, la doctrine du Non-Soi n’est propre
à aucun Véhicule en particulier, mais je l’appelle ainsi parce que le
Theravada insiste tout particulièrement sur cette notion.
Selon moi, le Non-Soi est une doctrine de
base essentielle pour atteindre la Libération. D’autres doctrines peuvent
être tout aussi importantes ou même plus profondes encore, mais toutes
reposent sur la doctrine du Non-Soi, comme une maison de plusieurs étages
est construite sur des fondations solides. Si vous construisez une maison
sur du sable ou de la vase, tôt ou tard, elle s’effondrera.
Pourtant, bien qu’il soit si important, le
Non-Soi et la façon de le pratiquer ne sont que rarement abordés dans les
livres.
1. Les 5 agrégats
(skandhas)
Ne vous imaginez surtout pas que simplement
parler du Non-Soi ou comprendre de quoi il s’agit va vous faire
immédiatement réaliser l’état d’Arhat. Comprendre est une chose. Pratiquer
et réaliser le Non-Soi en est une autre! De plus, dans le contexte du
Theravada qui est le nôtre en ce moment, il n’est pas question d’un Eveil
spontané en percevant directement notre Nature de Bouddha.
Selon le Theravada, tous les phénomènes
existent bel et bien, à l’exception du " Je ", qui n’est qu’une illusion,
une désignation conventionnelle des 5 agrégats.
Que sont donc ces 5 agrégats ?
La plupart des Bouddhistes savent sans doute
de quoi il s’agit, mais je tiens à préciser leur définition pour éviter
tout malentendu.
Les 5 agrégats sont : la forme, la
sensation, la perception, les formations mentales et la conscience. "
Agrégats " traduit le mot sanskrit " Skandha ", qui signifie groupement,
assemblage, réunion.
* L’agrégat de la
forme
Il s’agit du corps humain, composé des 4
éléments - la terre, l’eau, l’air et le feu - qui apparaissent sous 32
formes, dont les cheveux, les oreilles, le nez, la langue, le coeur, le
foie, les intestins, les poumons, etc... L’agrégat de la forme est
relativement concret, facile à reconnaître, et il ne nécessite donc pas
d’explications plus détaillées.
* L’agrégat de la
sensation
Il s’agit des sensations qui naissent du
contact entre :
les 6 organes des sens et les 6 objets des
sens.
1. yeux, 1. formes,
2. oreilles, 2. sons,
3. nez, 3. odeurs,
4. langue, 4. saveurs,
5. corps, 5.objets perceptibles par les ter-
minaisons nerveuses du corps,
6. conscience 6. et phénomènes.
Il existe donc 6 sortes de sensations : les
sensations visuelles, les sensations auditives, les sensations olfactives,
les sensations gustatives, les sensations tactiles et les sensations
mentales.
Les 5 premières sensations peuvent être de 3
types : agréables, désagréables, ou indifférentes.
Quant aux sensations mentales, l’Ecole de
l’Esprit Seul (Cittamatra ou Yogachara) en distingue 5 catégories :
agréables, désagréables, indifférentes, tristes, ou gaies.
Prenons quelques exemples.
Lorsque vous fixez le soleil, vous êtes
éblouï, et vos yeux vous font mal : il s’agit d’une sensation visuelle
désagréable.
Lorsque vous entendez une musique douce et
mélodieuse, vous souhaitez prolonger l’écoute : c’est une sensation
auditive agréable.
Lorsque vous apprenez le décès d’un proche,
vous en êtes affecté : il s’agit d’une sensation mentale triste.
* L’agrégat de la
perception
La perception signifie ici la reconnaissance
opérée par les organes sensoriels. Du contact entre les 6 organes des sens
et leurs 6 objets naissent 6 types de perception :
1. L’oeil voit la forme, la vue n’est
autre que la perception visuelle.
2. L’oreille entend le son, l’ouïe
n’est autre que la perception auditive.
3. Le nez sent l’odeur, l’odorat
n’est autre que la perception olfactive.
4. La langue goûte la saveur, le goût
n’est autre que la perception gustative.
5. Les terminaisons nerveuses du corps
perçoivent les choses qu’elles touchent, le toucher n’est autre que
la perception tactile.
6. Le mental reconnait les phénomènes, la
connaissance n’est autre que la perception mentale..
Le mental dans ce contexte traduit le mot
sanskrit " Manas ", ou organe mental, tandis que les phénomènes
dont il est question sont ceux qui font partie du fonctionnement du
mental, comme les pensées, les idées, les souvenirs, l’imagination,
...
Il est à noter qu’à ce stade, aucune des
perceptions ne produit d’effet karmique. Les perceptions sont dépourvue de
pouvoir actif , elles sont un simple processus réactif neutre et spontané
naissant du contact entre les 6 organes des sens et leurs 6 objets
respectifs.
C’est ce que l’Ecole de l’Esprit Seul
appelle " la Cognition valide par l’Evidence " (pratyaksapramâna (18)
).
Il me semble nécessaire de faire une
remarque au sujet des phénomènes mentionnés ci-dessus, à savoir la
conscience, le souvenir, la perception , la pensée, ...
En général, nous les considérons comme le
produit de l’organe mental, ou pour parler plus simplement, de l’esprit.
Or ce ne sont pas les produits de l’esprit, mais bien les objets de
l’activité pensante, reminiscente, perceptive de l’esprit.
Au lieu de comprendre la pensée comme la
perception même de l’esprit, nous pensons qu’elle est le produit de
l’activité mentale, nous en faisons " la pensée ". Pour éviter cette
méprise, regroupons la pensée, le souvenir et la perception sous le terme
de " champ sensoriel du mental ". Ce " champ sensoriel " n’est qu’une
petite partie des phénomènes qui constituent l’immense objet global de
l’esprit.
L’agrégat de la perception est en général
compris comme équivalent à l’imagination (19) . Qu’est-ce que
l’imagination ? Nous pouvons lui donner deux significations, l’une
passive, l’autre active.
1. La signification passive :
Il s’agit de la reconnaissance, de
l’enregistrement, de la réception d’images et de formes mentales par les 6
organes des sens .Par exemple : des images du passé (une montagne, une
rivière, ...) surgissent tout-à-coup dans l’esprit. Lorsque ces images
apparaissent et que le mental les perçoit, c’est ce qu’on appelle
l’imagination.
Il n’y a pas ici " d’activité " mentale,
puisque l’esprit receptionne passivement ces images. Il en irait autrement
si nous faisions un effort pour nous souvenir, si nous nous torturions les
méninges pour essayer de visualiser une image : il s’agirait alors d’une
activité volontaire de l’esprit faisant partie du karma. Lorsque cette
image apparaît enfin à la conscience, il y a alors réception et c’est à ce
moment là qu’on peut parler de perception.
Il s’agit donc de la perception d’images qui
se manifestent suite à l’effort de réminiscence, à l’activité
mentale.
2. La signification active :
" Imaginer ", c’est créer dans l’esprit des
images, soit de choses qui ont au préalable impressionné les sens, soit de
choses nouvelles qui ne se sont pas encore produites.
Dans l’usage courant, c’est ce deuxième sens
qui prévaut. " Imaginer " est donc dans ce cas un verbe actif, susceptible
de générer du karma (20) . Cependant, en tant qu’agrégat de la perception,
" Samjna " a une signification passive, et n’est pas générateur de
karma.
Le terme vietnamien qui le traduit, " tuong
" semble simple à première vue, pourtant sa signification n’a encore
jamais été uniformisée jusqu’à ce jour. Les remarques qui précèdent ne
sont que mon interprétation personnelle, je ne prétends pas avoir raison.
Chacun est libre de penser avoir raison, mais personne n’a le droit
d’imposer ses croyances à autrui. Tout jugement n’est qu’une appréciation
subjective et relative.
J’élargirai vos possibilités de choix en
énumérant ci-dessous quelques unes des interprétations alternatives du mot
" tuong" telles qu’on peut les trouver dans certains ouvrages écrits en
vietnamien :
-Dans son livre " Le Problème de la
Cognition dans l’Ecole de l’Esprit Seul " (21) , le Vénérable Thich Nhât
Hanh, parlant des 5 agrégats, traduit " tuong" par " concepts ".
-Dans sa traduction commentée du Soutra " Le
Sceau du Dharma " (22) , le même auteur traduit " tuong" par " perception
".
-Dans son ouvrage " L’Essentiel de
l’Abhidharma-kosha " (23) , le Vénérable Thich Duc Niêm explique "tuong"
comme étant " la perception cognitive globale des sens, qui conduit à la
pensée, au souvenir et à la reflexion. "
- Dans le " Dictionnaire du Bouddhisme "
(24) , Doàn Trung Con traduit ce terme par " idée, imagination au niveau
du mental ".
En dehors des oeuvres précitées,
l’interprétation la plus courante donne à " tuong" le sens de " souvenir,
imagination ". Vous vous demandez peut-être de quoi l’imagination pourrait
faire partie si ce n’est de ce troisième skandha. . La littérature bouddhiste utilise de nombreux mots
dont la signification varie selon les circonstances et le contexte. Selon
moi, le mot " samjñ a " signifie " perception ", c’est-à-dire la
connaissance qui naît du contact entre les sens et leurs objets, et non "
imagination ".
Dans la psychologie bouddhiste, " samjñ a "
est considéré comme l’un des 51 facteurs mentaux (caitas) selon l’Ecole de
l’Esprit Seul, ou des 52 cetasikas selon l’Abhidhammattha-sangaha ou des
46 facteurs mentionnés dans l’Abhidharma des Sarvastivadins. Dans ce
contexte particulier, on peut considérer que ce mot signifie " imaginer ",
parce que son sens est actif , et qu’il fait partie du skandha suivant
(samskâra skandha).
Dans l’ouvrage précité " Le Problème de la
Cognition dans l’Ecole de l’Esprit Seul ", samjna est abordé en tant que
facteur mental de la manière suivante : " samjna " est l’action de la
faculté intellectuelle sur les images (impressions des objets dans
l’esprit) que l’on peut recevoir, ou pour l’exprimer autrement, c’est le
mécanisme qui crée les concepts.
L’ouvrage " Bouddhisme Général " (25)
définit samjna de façon plus simple comme le souvenir, qui a pour fonction
d’inventer des noms pour évoquer les choses.
Pour résumer, lorsque vous rencontrez le mot
" tuong ", vous devez exercer votre esprit critique pour savoir s’il
s’agit de l’agrégat de la perception, ou de celui des formations
mentales.
Nous avons parlé du souvenir, de la
perception et de la pensée, mais pas encore de la conscience : appartenant
au cinquième skandha, nous l’aborderons plus tard.
* L’agrégat des
Formations Mentales
C’est la synthèse des idées qui circulent.
Le terme choisi en vietnamien37 pour traduire " samskâra "
signifie " aller, faire, continuer de, transformer ". Le français quant à
lui utilise en général " formations mentales ". Lorsque l’organe mental
fonctionne en association avec les facteurs mentaux, le résultat de cette
activité sont des idées, ou de façon plus générale, tous les objets du
mental, les objets des 51 facteurs mentaux (caittas) ainsi que leurs
objets. Ces 51 facteurs mentaux sont
les suivants :
- 5 facteurs omniprésents : le contact,
l’intention, la sensation, la discrimination et l’engagement mental
- 5 facteurs déterminants: l’aspiration, la
foi, l’attention, la stabilité, la sagesse
- 11 facteurs vertueux : la foi, la honte,
l’embarras, l’absence d’attachement, l’absence de haine, l’absence
d’ignorance, l’effort, l’adaptabilité, l’absence de négligence, l’
équanimité, l’absence d’intention de nuire
- 6 émotions perturbatrices de base : le
désir, la colère, l’ignorance, l’orgueil, le doute, les vues
fausses
- 20 émotions perturbatrices secondaires :
agressivité, ressentiment, dissimulation, méchanceté, jalousie, avarice,
tromperie, garder les choses secrètes, arrogance, désir de nuire, absence
de honte, absence de gêne, léthargie, excitabilité, absence de foi,
paresse, absence de d’attention, oubli, absence d’introspection,
distraction.
- 4 facteurs indéfinis : le
regret, le sommeil, l’investigation, l’analyse.
Si vous souhaitez en savoir plus à ce sujet,
vous pouvez étudier la doctrine de l’Ecole de l’Esprit Seul
(Cittamatra), ou
l’Abhidharmakosha.
* L’agrégat de la
Conscience
Il s’agit de la cognition, de la
discrimination, de la compréhension. " Vijnâna " est aussi parfois traduit
par " discernement ". Selon la doctrine originelle, la conscience naît de
contact entre les 6 organes des sens et leurs 6 objets, donnant lieu à 6
types de conscience :
1. La conscience visuelle est la
connaissance qui nait du contact entre l’oeil et la forme.
2. La conscience auditive est la
connaissance qui naît du contact entre l’oreille et le son.
3. La conscience olfactive est la
connaissance qui naît du contact entre nez et l’odeur.
4. La conscience gustative est la
connaissance qui naît du contact entre la langue et la saveur.
5. La conscience tactile est la connaissance
qui naît du contact du corps et de ce qu’il touche.
6. La conscience mentale est la connaissance
qui naît du contact entre l’organe mental et ses objets.
Depuis l’explication de l’agrégat de la
perception, si j’utilise le terme " organe mental ", c’est afin de bien
marquer la différence entre ce dernier qui correspond au terme sanskrit "
manas " et la conscience mentale qui est " mano-vijnâna " en sanskrit.
C’est à partir de l’organe mental que se développe la cognition que l’on
appelle " conscience mentale ".
* Ce qui distingue la
perception de la conscience
:
La perception correspond à la connaissance
sensorielle. La conscience est aussi une connaissance des 6 sens.
Qu’est-ce qui les différencie ?
La connaissance sensorielle de la perception
est de nature élémentaire et spontanée, alors que la connaissance qui
correspond à la conscience est de nature conceptuelle, analytique.
Prenons un exemple pour illustrer ces deux
formes de connaissance : un enfant naïf, un homme et une pièce d’or. Si
l’enfant ramasse la pièce d’or en rue, il n’y verra qu’un objet rond,
doré, mince, avec de beaux dessins, dont il pourra se servir comme jouet.
L’enfant n’a aucune idée de la valeur de l’argent. Nous pouvons comparer
la façon dont l’enfant voit la pièce d’or à la perception.
Par contre, lorsque l'homme voit la pièce
d’or, il sait tout de suite qu’il s’agit d’une pièce d’or et il connait sa
valeur. Cet argent lui permettra d’acheter tout ce qu’il désire. Nous
pouvons comparer la façon dont l'homme voit la pièce d’or à la
conscience.
En fait, si nous restons dans le cadre du
Theravada, nous pourrions nous arrêter à la définition des 5 agrégats que
nous venons de faire. Mais comme la plupart des gens confondent l’esprit,
l’organe mental et la conscience, permettez-moi d’emprunter quelques
éléments à l’Ecole de l’Esprit Seul pour établir une distinction précise
entre ces trois notions.
Je n’oublie certes pas que ce livre est
sensé parler du Non-Soi, et non de la doctrine de l’Ecole de l’Esprit
Seul, mais le " Soi " est un assemblage complexe, constitué des 5
agrégats. Parmi ceux-ci, c’est au niveau de l’agrégat de la conscience que
nous retrouvons le coupable de l’attachement au " Je ". Or c’est l’Ecole
de l’Esprit Seul qui détaille l’agrégat de la conscience de la façon la
plus complète.
Selon cette Ecole, l’Agrégat de la
Conscience (vijnâna skandha) comprend l’Esprit (citta),
l’Organe Mental (manas) et la Conscience (vijnâna). Nous
avons vu précédemment qu’il existe 6 consciences. Le Mental (Manas)
constitue la 7ème conscience et l’Esprit constitue la 8ème
conscience.
Cette huitième conscience est la
conscience-réservoir ou conscience âlaya (âlaya-vijñ ana), et elle
a trois significations :
a - C’est le " réservoir " qui contient et
conserve toutes les " semences " (bija) des phénomènes,
b - C’est le substrat imprégné, coloré par
les potentialités (bija) qu’il recèle,
c - C’est la base de l’attachement au Soi,
l’âlaya-vijñ ana parasité par la septième conscience (manas) qui
l’assimile au " Je ".
Les potentialités de cette conscience sont
infiniment vastes et profondes, et restent inaccessibles à notre
compréhension normale. L’âlaya-vijnana est la base sur laquelle naissent
et se développent les 7 autres consciences. L’âlaya-vijnana ne reste
jamais statique, et son évolution ne prend pas fin à la mort d’un
individu. Sa nature est neutre et indifférenciée, ce qui signifie qu’elle
n’est pas obscurcie par l’ignorance et qu’on ne peut la qualifier ni de
bonne ni de mauvaise. Ce n’est donc pas elle la coupable de l’attachement
au " Je ".
La septième conscience,
Manas-vijnana, est un organe mental, c’est-à-dire la base du
développement de la conscience mentale, tout comme l’oeil est l’organe de
la vue, la base de la conscience visuelle. On l’appelle aussi "
Conscience-Interface ", en raison de sa capacité de transmission : elle
peut faire passer vers l’âlaya des phénomènes qui se manifestent dans le
présent, et inversément, elle peut actualiser des potentiels présents sous
forme de " semences " dans l’âlaya.
On considère que cette septième conscience
est la principale coupable de l’attachement au " Je ", attachement que
l’on qualifie de " co-émergent ", car il surgit au moment même où un être
prend vie. Cet attachement est extrêment difficile à détruire.
En général, Manas correspond aux
quatres émotions perturbatrices de base qui sont l’ignorane (avidya),
l’amour du " Je " (âtmasneha), les vues erronées concernant le " je "
(âtmadrsti) et l’orgueil (asmimâna) qui élève le " Je " au-dessus de
tout.
La sixième conscience,
mano-vijnana, correspond à la connaissance qui naît du contact
entre l’organe mental et les phénomènes. Cette cognition peut prendre
trois formes :
a - La cognition qui naît de l’évidence :
c’est la connaissance directe, immédiate, spontanée, qui ne passe pas par
une réflexion ou une analyse,
b - La cognition qui naît de la déduction :
c’est la connaissance par la réflexion, la déduction, l’analyse,
c - La cognition erronée : il s’agit d’un
disfonctionnement des 2 types précédents de cognition, qui reflètent la
réalité de manière erronée. L’exemple classique de cette cognition erronée
est de prendre, dans la pénombre, un bout de corde pour un serpent.
Des huit consciences, c’est mano-vijnana qui
est la plus vive et la plus intelligente. C’est pourquoi dans " Le Recueil
des Huit Consciences " de Hsuan- Tsang on trouve le vers :
" En particulier, il existe une
conscience extrêmement vive "
qui vise cette sixième conscience. Qu’il
s’agisse de penser à accomplir une bonne action ou de manigancer un
mauvais coup, elle est la première. Comme le dit le proverbe vietnamien
:
" Première pour la vertu, en tête pour le
vice ! "
Du point de vue de la culpabilité de
mano-vijnana par rapport à l’attachement au " Je ", nous constatons que
cette conscience est coupable à la fois d’attachement au " Je " et
d’attachement aux phénomènes. Cependant c’est un attachement dû au
processus erroné de cognition dualiste, et cette forme d’attachement est
relativement facile à éliminer.
Dans notre pratique visant à réaliser le
Non-Soi, cette sixième conscience nous sera d’une grande utilité. . Nous
pouvons considérer provisoirement que notre définition des cinq agrégats
est suffisante. Ces cinq agrégats constituent, en abrégé, le complexe
physico-psychique. Nous avons séparé les agrégats les uns des autres, mais
en fait, ils fonctionnent en étroite coordination sans qu’on puisse les
dissocier les uns des autres.
Prenons par exemple une rage de dents. La
dent fait partie du corps, qui correspond à l’agrégat de la forme. La
souffrance est une sensation désagréable relevant de l’agrégat de la
sensation. La perception de cette douleur appartient au troisième agrégat.
Identifier clairement qu’il s’agit bien d’une rage de dent est du ressort
de l’agrégat de la conscience, et chaque fois que ce dernier fonctionne,
son activité est soutenue par les divers facteurs mentaux et l’agrégat des
formations mentales entre ainsi également en jeu.
2. L’Attachement
au " Je "
De toute éternité, il n’y a jamais eu de "
Je ". Le " Je " n’a jamais eu d’existence réelle, il n’est qu’un mirage,
une étiquette. Qu’est-ce qu’un mirage ? Lorsque vous marchez dans le
désert, tenaillé par la soif, il vous semble apercevoir un lac dans le
lointain. Vous courez vers lui, mais il n’y a que du sable là où vous
pensiez trouver un point d’eau. Le lac n’était qu’un mirage, une apparence
dépourvue d’existence réelle.
De la même manière, l’homme perçoit toujours
un " Je " qu’il ne trouvera nulle part s’il le cherche. Pourquoi ? parce
que ce " Je " n’est qu’une étiquette, une désignation conventionnelle de
la réunion des 5 agrégats /d’un complexe constitué de l’assemblage des 5
agrégats. Comment se fait-il donc que nous ayons en permanence
l’impression que ce " Je " existe ? Dès que nous ouvrons la bouche, ce ne
sont que " Je ceci.... ", " Je cela... ". Nous conseillons sans cesse aux
autres de renoncer à leur moi, ou nous les traitons de sales égoïstes !
Mais qui peut vraiment prétendre savoir ce qu’est l’ego ?
Le " Je " n’ayant jamais eu la moindre
existence, comment y renoncer ? Conseiller à quelqu’un de renoncer au " Je
" équivaut à l’envoyer arracher les poils d’une tortue, c’est-à-dire à
accorder une existence à ce qui n’en a jamais eu. Demander à quelqu’un
d’arracher les poils d’une tortue présuppose l’existence de poils de
tortues. Il n'est pas question ici de détruire le Je ou d'y renoncer mais
de bien comprendre son existence illusoire afin de se libérer de son
emprise.
Les Shastras répertorient 62 vues erronées
relatives à l’attachement au " Je ", aucune ne sortant du cadre des 5
agrégats. Nous pouvons les regrouper sous 4 rubriques principales comme
suit :
1. La forme est le " Je "
Le corps composé des 4 éléments, des
membres et des organes est pris pour le " Je ". Par exemple, lorsque le
corps se déplace, " Je me " déplace. Regardant dans un miroir et y
apercevant un beau visage, " Je me " trouve
beau.
2. La forme
est dans le " Je "
Le corps est considéré come faisant partie
d’un " Je " plus vaste. " Mon pied me fait mal " siginifie dans ce
contexte que le pied est une partie du grand " Je
".
3. Le " Je "
est dans la forme
Le " Je " est considéré comme une petite
partie de la forme, la forme englobant le " Je ". En disant par exemple "
J’ai mal au ventre ", le " Je " est inclu dans la forme (ici, le
ventre).
4. Le "
Je " possède la forme
Le " Je " est vu comme extérieur à la
forme et comme son maître, comme par exemple, lorsqu'on dit " Je dois
prendre soin de mon corps ".
Nous avons appliqué ces 4 façons erronées de
s’attacher au " Je " à l’agrégat de la forme. Nous pourrions en faire de
même pour chacun des 4 autres agrégats, ce qui nous donne en tout 20 vues
erronnées relatives aux 5 agrégats. Comme chacune de ces 20 vues peut
avoir lieu dans l’un des 3 temps (passé, présent et futur) : nous pouvons
par exemple considérer la forme (le corps) d’hier, d’aujourd’hui ou de
demain comme notre " Je ". La combinaison nous donne 60 vues erronées (20
X 3). S’ajoutent à celles-ci 2 vues fausses supplémentaires, qui sont
l’éternalisme (considérer que le " Je " est permanent et éternel) et le
nihilisme (considérer que le " Je " disparaît complètement après la mort).
Au total, nous avons donc bien 62 vues erronées concernant le " Je "
(satkâyadrsti).
Vous devriez chacun mener un examen
approfondi aussi bien dans votre vie quotidienne qu’au cours de la
méditation pour déterminer quelle forme prend votre attachement au " Je ",
et ce que vous prenez exactement pour le " Je ".
3. Sans
Maître
Nous avons vu que l’attachement au " Je "
propre à la septième conscience, Manas, est co-émergent, c’est-à-dire que
son apparition est simultanée à l’apparition de l’individu. En fait, Manas
a développé un attachement au " Je " bien avant la naissance de l’individu
en prenant le processus de perception (darsanabhâga) de l’âlaya
pour objet, et le considérant erronément comme " Je ". Par conséquent,
cette forme d’attachement au " Je " est extrêmement subtile. Au moment de
la naissance de l’individu, manas a l’occasion de renforcer son
attachement au " je " en estampillant tous les objets de la marque " Je "
ou " Mien ".
Chaque fois que nous ouvrons la bouche pour
prononcer " Je ", nous renforçons l’existence de ce " Je ", sauf si notre
conscience mentale sait qu’il ne s’agit là que d’un langage
conventionnel.
L’attachement au " Je " de la conscience
mentale, quant à lui, est discursif, c’est-à-dire qu’il est le résultat
d’un processus cognitif erroné, lui-même le fruit de l’Ignorance, de la
méconnaissance du Dharma, des Quatre Nobles Vérités, des Trois Sceaux du
Dharma (impermanence, souffrance et Non-Soi), etc ...
Considérant ce corps composé des 4 éléments,
au lieu de constater correctement " c’est un corps ", la conscience
mentale note " c’est mon corps ". Au lieu de constater " le corps
se déplace ", ou " il y a mouvement ", la conscience enregistre " Je
marche ".
Bien qu’elle s’attache à un " Je ", la
conscience mentale a cependant la faculté de constater, de discerner les
choses telles qu’elles sont (yathâbhutam).
Si cette conscience a l’occasion
d’apprendre, de comprendre et de méditer le Non-Soi, petit à petit elle
abandonnera son mode de perception erroné pour réaliser que marcher, se
tenir debout, s’asseoir, parler, etc ... ne sont que le mouvement des 5
agrégats sans qu’il y ait " d’instance suprême " dirigeant le mouvement.
Il n’existe pas de " Je " substantiel qui soit le maître des 5 agrégats et
qui les commande. La pratique méditative des " Quatres Fondements de
l’Attention " est très efficace pour affiner et épurer la conscience (afin
qu’elle parvienne à cette réalisation).
Dans " La Pratique des Quatres Fondements de
l’Attention ", dans la partie qui traite de l’attention à la sensation
(26) , j’ai insisté pour que le pratiquant de cette méthode évite
absolument de noter mentalement " J’ai mal aux jambes ", ou " Mes jambes
me font mal ", mais qu’il doit plutôt remarquer " Une sensation
douloureuse s’élève (au niveau des jambes).
En fait, comment pourrait-il y avoir un
quelconque " Je " qui a mal aux jambes ?
Si on remarque " J’ai mal ", on identifie le
" Je " à la souffrance. Si on constate " Mes jambes me font mal ", on fait
de la souffrance une partie du " Je ", et nous ne sortons pas des 62 vues
erronées mentionnées ci-dessus.
La conscience mentale doit parvenir à
reconnaître clairement que les manifestations sont le jeu des 5 agrégats,
libre de toute instance directrice. Contemplons la pluie pour illustrer
cette notion d’absence de maître. Qu’est-ce que la pluie ? C’est un
phénomène naturel : des gouttes d’eau tombent du ciel. L’eau des lacs et
des rivières s’évapore au soleil pour former des nuages. Lorsque la
température et la pression atmosphérique changent, les nuages se
condensent en pluie. Tombant sur terre, ces gouttes d’eau retournent aux
lacs et aux rivières. L’eau s’évaporera à nouveau par temps chaud, et le
cycle recommence. La pluie n’est donc qu’une petite partie de ce processus
cyclique.
Personne ne fait la pluie. La pluie est un
phénomène qui se produit sans que personne ne le commande, ne le dirige.
De la même manière, lorsque vous marchez, ne postulez pas un " Je " qui
marche, il n’y a que la marche, ou plus exactement, un corps qui marche.
Ce processus de déplacement n’a pas de " maître ", il a lieu comme la
pluie tombe. Il y a mouvement, mais personne qui se déplace. Pourquoi ?
Une pensée s’élève dans l’esprit : marcher. Cette pensée agit sur le corps
qui se met en mouvement. Il y a déplacement, évolution par l’action
combinée du corps et de l’esprit, c’est tout. Cet évènement a lieu " sans
maître ".
Pourtant, à cause de l’ignorance, de
l’attachement au " Je ", le manas, associé à la conscience mentale,
épingle un maître, le " Je ", à cet évènement " sans maître ", et constate
" Je marche ".
Au sein même des 5 agrégats, nous retrouvons
déjà l’attachement au " Je ", aussi, lorsque nous sommes confrontés au
monde extérieur, c’est encore pire : il nous est alors impossible de ne
pas utiliser le " je " pour nous nommer dans la conversation. Comment
pourrions-nous échanger une communication en laissant tomber le mot " Je
", comment identifier l’interlocuteur ? Le moment est donc venu de définir
clairement les deux sortes de " Je " :
1. Un " Je " qui semble exister de façon
isolée, intrinsèque, indépendante des causes et conditions extérieures,
jouant le rôle d’instance coordinatrice dirigeant les 5 agrégats.
2. Un " Je " nominatif, conventionnel,
fonctionnel, désignant les 5 agrégats, qui permet à un individu de se
définir, de se distinguer, de se présenter en société, dans un
groupe.
C’est une convention tout à fait nécessaire
dans le cadre de la vie de tous les jours, et ce " Je " désigné appartient
au domaine de la Vérité Relative.
Nous confondons d’habitude ces deux " Je "
par manque d’attention à la nature du " Je " que nous utilisons, à son
mode d’existence, à ses différents aspects. De ces deux " Je ", le
premier, qui semble exister de façon intrinsèque et indépendante, est une
vue erronée qu’il faut absolument éliminer, car il n’a en fait jamais
existé et n’existera jamais. Quant au " Je " conventionnel appartenant à
la vérité relative, il est inoffensif pour celui qui a assimilé le
Non-Soi. Après avoir atteint l’Eveil, les Arhats et les Bodhisattvas
continuent d’utiliser le mot " je " pour se désigner et converser avec les
autres, mais au fond d’eux, il n’y a plus la moindre trace d’attachement à
un " je " existant indépendamment.
Cependant, bien que le " Je " conventionnel
ne soit pas par lui-même une vue fausse, celui qui l’utilise sans avoir
compris profondément le Non-Soi renforce inconsciemment - chaque fois
qu’il prononce "Je marche, je travaille, je parle, ..." - un attachement
au " Je " qui grandit et s’épaissit depuis la nuit des temps.
4. Existence ou
Vacuité
La plupart de ceux qui chérissent la
Prajnaparamita préfèrent pratiquer la vacuité et parlent rarement de
l’existence qu’ils considèrent comme une vue fausse, un tabou auquel il ne
faut pas toucher sous peine de tomber sous l’emprise de l’attachement aux
phénomènes propre au Theravada.
Pourtant, sans la vacuité, il ne pourrait y
avoir d’existence. Bien qu’ils soient opposés, " Existence " et " Vacuité
" sont des concepts complémentaires, semblables aux deux faces
inséparables d’une pièce de monnaie.
Avant de parler de la relation qui les unit,
nous devrions définir le sens et le statut de chacun de ces deux termes,
tout comme lorsque nous avons abordé le Non-Soi, il nous a fallu définir
les notions de " Soi ", " Je " et " d’attachement au Je ". Ainsi,
qu’est-ce que " l’existence " ?
Qu’est-ce que la " vacuité " ? S’il y a
existence, qu’est-ce qui existe ? S’il y a vacuité, il y a " vide " de
quoi ?
Un même mot peut avoir des significations
différentes suivant qu’on l’utilise dans le contexte bouddhiste ou dans la
vie courante. Lorsque nous parlons du Dharma, nous devons tout
particulièrement déterminer si nous nous situons sur le plan de la Vérité
Absolue (paramârtha) ou de la Vérité Relative (samvrti), de la nature
propre (svabhâva) ou de l’apparence (lakshana).
Bien sûr, nature propre et apparence sont
indissociables, pourtant confondre les deux peut être très gênant.
Le terme utilisé en vietnamien pour traduire
" existence " est " co ". Dans l’usage courant, ce mot a trois
significations. La première équivaut à l’affirmation, à " oui ". Par son
second sens, il correspond au verbe " avoir, posséder ". Enfin, " co "
signifie " exister ".
Quant au terme qui traduit la " vacuité ",
il s’agit du mot " không ", qui s’oppose à " co " en tant que négation.
Mais lorsque l’on affirme, qu’affirme-t’on ? Lorsque l’on nie, que
nie-t’on ?
L’utilisation d’une affirmation ou d’une
négation exige la présence d’un complément pour que le sens soit complet.
Bien sûr, dans l’usage courant, le complément est souvent omis parce que
la signification est claire grâce au contexte.
Dans le Bouddhisme vietnamien, les soutras
ont en général été traduit en sino-vietnamien et si l’on ne suit pas la
grammaire vietnamienne, il peut y avoir confusion, comme c’est le cas pour
la traduction du Soutra du Coeur.
" La forme est le vide, le vide est la
forme "
" La table existe-t’elle ou n’existe-t’elle
pas ? " La table existe et n’existe pas ! Qui peut comprendre un tel
langage ! En fait les deux termes " existe " et " n’existe pas " ne sont
pas en rapport d’opposition affirmation/négation . Le premier terme "
existe " affirme une chose, le second " n’existe pas " en nie une autre.
Une anecdote peut illustrer notre propos. Lorsque Shen Hui (29) vint
rendre visite au sixième Patriarche Zen Hui Neng, celui-ci dit :
" Je vois, mais aussi je ne vois pas
"
Pour ensuite expliciter :
" Ce que je vois, ce sont mes propres
fautes, ce que je ne vois pas, c’est le bien et le mal chez autrui.
"
" Voir " et " ne pas voir " n’ont pas ici le
même objet. De même, notre phrase " La table existe et n’existe pas "
siginifie que la table existe en n’existant pas vraiment ! "
Exister vraiment " a un sens courant, et un sens bouddhiste. Dans la vie
courante, ce qui existe vraiment, c’est que nos yeux peuvent voir, nos
oreilles entendre, nos mains toucher. Selon le Bouddhisme, " exister
vraiment " signifie avoir une nature intrinsèque, une entité propre. Par
exemple, si la table existe vraiment, qu’on la découpe en morceaux
ou qu’on la brûle, elle restera une table, elle ne changera pas. Remontant
les millénaires, nous ne trouvons personne qui l’ai fabriquée ou créée,
par elle même, elle reste la table : c’est ce qui s’appelle exister
vraiment. Mais en réalité, si nous la découpons en morceaux, si nous
la brûlons, elle cessera d’exister en tant que table, et c’est la raison
pour laquelle, du point de vue bouddhiste, cette table n’existe pas
vraiment, ou formulé autrement, elle est vide de nature
propre.
" La table existe sans exister vraiment "
est une autre façon de dire que la table n’a pas de nature propre.
La table existe, il n’y a pas à le
nier, elle est le résultat de la réunion de diverses causes comme le bois,
les clous, la scie, le marteau, etc ... Elle ne peut pourtant exister
indépendemment, du fait même qu’elle est le fruit de la rencontre de ces
différents facteurs : c’est ce qui s’appelle vide de nature
propre.
" Exister " et " Ne pas exister " ne
s’opposent donc pas ici directement, leurs sujets diffèrent. Le premier
terme affirme l’existence d’une chose, le second nie l’existence d’une
autre chose.
Pour éviter toute confusion, nous pourrions
remplacer le premier par le verbe " apparaître ". Ce verbe est explicité
de façon intéressante par l’un des 10 exemples classiques qui illustrent
la Vacuité dans le Mahaprajnaparamita Sutra, à savoir l’exemple du mirage.
Assoiffé, vous marchez dans le désert. Regardant dans le lointain, vous
apercevez soudain une oasis. Tout heureux, vous courez vers elle, mais
arrivé là où vous pensiez trouver un point d’ eau, nulle oasis ! Vous
aviez vu l’eau, pourtant lorsque vous la cherchez, vous ne la trouvez pas.
L’oasis existe-t ’elle ou n’existe-t’elle pas ? Si vous affirmez qu’elle
existe, comment se fait-il que vous ne la trouvez nulle part lorsque vous
la cherchez ? Si vous dites qu’elle n’existe pas, comment expliquez-vous
que vous l’ayez vue de vos yeux ? Comment répondre ?
Il y a deux manières :
1. Elle existe tout en n’existant
pas.
2. Elle n’existe pas tout en n’ayant pas de
non-existence.
Ces deux réponses reviennent au même.
Cependant, ces deux formulations sont un peu trop " Zen " et mieux vaut ne
pas les utiliser. Non seulement nous ne comprenons souvent pas nous mêmes,
mais en plus nous induisons les autres en erreur. Si personne ne comprends
de quoi il s’agit, à quoi bon parler ? Il est donc préférable en
définitive de répondre d’une façon sans doute plus longue, mais aussi plus
complète que le point d’eau apparaît sans exister réellement - ce qui
correspond à la première partie du vers du Soutra du Coeur " La Forme est
Vacuité "-
mais bien qu’il n’ait pas d’existence
réelle, il apparaît quand même - ce qui équivaut à la seconde branche du
vers précité " La Vacuité n’est autre que la Forme ".
Du point de vue de la Vérité Absolue, les
phénomènes n’ont pas d’existence réelle, ils sont dépourvus de nature
propre, ils sont insaisissables, et donc ils ne naissent ni ne meurent.
Ils sont Vacuité. Cependant, la vérité absolue n’est pas séparée de la
vérité relative. Bien qu’ils n’aient ni existence réelle ni nature propre,
les phénomènes apparaissent et se manifestent en fonction des
interdépendances karmiques.
Qu’est-ce que l’absolu ? Qu’est-ce que le
relatif ? Lorsqu’après une quête intensive, une investigation poussée
jusqu’au point ultime, nous arrivons à percevoir quelque chose, ce quelque
chose est considéré comme ultime. Prenons un exemple : nous cherchons un
point d’eau dans le désert et nous ne le trouvons nulle part. Ne rien
trouver est une vision absolue et ultime.
Dans la vie courante, nous n’avons pas
besoin de chercher, de contempler pour voir, cette vision est relative et
correspondrait à la vue du point d’eau dans le désert.
La vue relative est acceptée facilement par
tout le monde. Constater que le feu est chaud, que l’eau est froide,
distinguer les hommes, les femmes, les maisons, etc... ne nécessite aucune
pratique spirituelle et c’est pourquoi on appelle cette façon de voir la
Vérité Relative ou Conventionnelle. La vue ultime est la vue de celui qui
s’est engagé dans la pratique spirituelle, qui a consacré beaucoup de
temps à la méditation pour enfin percevoir cette vérité qui a le pouvoir
de conduire à la Libération, d’où son nom de Vérité Ultime
(paramartha).
Le Non-Soi, c’est-à-dire la non-existence
d’un " Je ", d’une nature propre, appartient à la Vérité Absolue, quant au
" Je " conventionnel, il fait partie de la Vérité Conventionnelle
(samvrti).
[ Retour
Début Page ] |